Interpolation et Artaud-Paulation
– de Rabau à Ratau, du dieu Homère à Mèredieu et de Bérard (Victor) à Bernard (Noël).
Dans L’Art d’assaisonner les textes (Anacharsis, 2020), Sophie Rabau, étudie en détails, après l’avoir déjà abordé à travers la figure de Victor Bérard dans B. comme Homère (Anacharsis, 2016), le phénomène de l’interpolation littéraire. Celle-ci consiste, pour les manuscrits de l’Antiquité et du Moyen-Âge essentiellement, à truffer un texte de quelques ajouts. Le « gâte-sauce » est souvent un copiste (aux époques modernes, ce peut tout aussi bien être un éditeur, un commentateur, un correcteur, etc.). Ce qui est particulièrement amusant, c’est que l’interpolateur est généralement inventé par un philologue des plus subjectifs qui, pour expliquer un passage qu’il a du mal à comprendre, qui lui paraît mauvais ou incohérent, suppose qu’une main étrangère à l’auteur est responsable d’un ajout (mais attention, si c’est trop clair, trop concordant, ça peut être aussi un signe d’interpolation). L’interpolateur est toujours maladroit, c’est à ça qu’on le reconnaît. Et bien évidemment, il faut le condamner et supprimer « ce trop-plein hétérogène ».
Alors que je commençais ce livre, je suis revenu à L’Affaire Artaud (Fayard, 2009), de Florence de Mèredieu, parce qu’entre-temps Bernard Noël était mort et que je voulais me rafraîchir la mémoire quant à son rôle dans cette singulière affaire. Florence de Mèredieu (quel beau nom quand on s’intéresse de près à Artaud !) y consacre de nombreuses pages aux problèmes de transcription dans les Cahiers de Rodez tels qu’édités par Paule Thévenin chez Gallimard — ce qui avait donné lieu un procès retentissant en 1994. Cette année-là, Florence de Mèredieu essayait d’alerter sur
« un « parti pris d’édition » qui consiste à monter, remonter, démonter le texte d’un manuscrit en le mettant en forme, reponctuant, en omettant certains passages et en effectuant des raccords artificiels […] Ponctuation quasiment créée de toutes pièces, modification de la mise en page et de la disposition des textes, passages supprimés, déplacés, parfois (mais pas toujours) resitués en notes, sans que l’on en comprenne la raison […], raccords et sutures de textes problématiques, ponts et passerelles eux aussi problématiques d’un Cahier à un autre. »
Précisons que, depuis, ce qui n’était dit là que pour le tome XXVI des Œuvres complètes — alors que les seuls cahiers relatifs à ce tome avaient été consultés pour comparaison, parce que, depuis la mort d’Artaud, les Cahiers avaient été confisqués par Paule Thévenin —, depuis, tout cela a été confirmé par d’autres chercheurs pour un ensemble plus étendu des Cahiers, notamment par Delphine Lelièvre, qui a consacré à cette question une thèse de doctorat en critique génétique. Elle parle notamment d’une
« mise en forme [qui] contribue à textualiser, c’est-à-dire à présenter sous forme de texte ce qui, dans l’état initial, est plus proche d’instantanés d’écriture dénués de tout souci de forme littéraire »
Delphine Lelièvre, « Scénographie d’un sujet. Les feuillets manuscrits des Cahiers de Rodez »,
Europe « Antonin Artaud », n° 873-874, janv.-févr. 2002, pp. 219-220.
Olivier Penot-Lacassage évoque une ponctuation qui
« socialise le texte, le rétablit dans sa normalité, et gomme de la sorte les déplacements du sens qui s’opèrent à l’intérieur de l’espace scriptural des Cahiers. L’enchaînement des opérations d’écriture, ses parcours et ses métamorphoses, s’en trouvent de la sorte modifiée »
et une
« redistribution linéaire [qui] annule la mobilité et l’ambiguïté du sens, la ponctuation en modifie la respiration […] L’effectivité du manuscrit original est amoindrie par cette recomposition éditoriale, et le lecteur ne peut concevoir dans cette restitution l’espace sans cesse délimité du sens investi par l’écriture artaudienne »
Olivier Penot-Lacassagne, « Antonin Artaud, aujourd’hui »,
supplément à Artaud sans légende, 2002, réédition des n° 63-64 et 136 [1959-1977] de La Tour de Feu.
Evelyne Grossman, responsable en 2004 de l’édition Quarto, parle quant à elle de « reconstruction conjecturale », de « montages ou reconstructions hasardeux » (Quarto, p. 1090 et 1049), et même d’une tentative « de canaliser, de remettre en ordre les éclats insensés d’une écriture dessinée que rien ne peut endiguer » (in Antonin Artaud, Cahier, Ivry, janvier 1948, Gallimard, 2006, p. 13).
Selon Laurent Dubreuil,
« dans les deux mises en page, nous ne lisons pas le même texte […] Au nom du rythme donc, Paule Thévenin fabrique des strophes et invente les marges et les retraits […] Comment n’être pas interloqué par la trituration des manuscrits ? De plus, ces lacérations ont parfois pour conséquences ponctuelles des effets de sens, qui semble différents de ceux qu’on lit dans les Cahiers »
Laurent Dubreuil, De l’attrait à la possession. Maupassant, Artaud, Blanchot,
Hermann, 2003, pp. 220-222.
Il ne s’agit donc pas d’interpolation, mais d’un montage artificiel, très subjectif, fait plutôt de retraits que d’ajouts, qui permet, comme dans l’invention d’un interpolateur, de normaliser le texte : l’interpolateur est conçu par les savants « à partir d’une difficulté de lecture qui échappe à leur idéal textuel » (Sophie Rabau, L’Art d’assaisonner les textes, op. cit., p. 144).
« Pour créer un interpolateur, il convient de créer de l’illisible par le moyen d’un modèle dominant. […] l’attribution [à un interpolateur] suppose un rejet de l’exceptionnel, de la différence, de l’inattendu et du marginal, de tout ce qui semble aberrant au regard de la norme selon laquelle on lit »
(ibid., p. 154).
C’est bien une norme, un « idéal textuel », qui pousse Paule Thévenin à reponctuer, mettre autrement le texte en forme, à supprimer des passages et à opérer un montage. Je propose qu’on appelle cette manière thévenine une artaud-paulation, terme qui a l’avantage de faire écho au titre de Bernard Noël, Artaud et Paule (éditions Léo Scheer, coll. « Lignes », 2003).
Bernard Noël a régulièrement défendu le travail éditorial de Paule Thévenin. Il l’a fait singulièrement. D’abord en répétant de gros mensonges, mais aussi en formulant une espèce de théorie bizarre de la transcription artaldienne par sa grande amie, qui si elle admet la reconnaissance d’une illisibilité et une transformation vers la lisibilité, rejette étrangement l’idée d’une normalisation :
« la masse d’écriture est devenue des textes clairement établis […] L’illisible est devenu lisible. […] Loin d’avoir été atténué, domestiqué, normalisé par le livre, il [le cri d’Artaud] est encore plus nu dans notre tête du fait qu’il s’arrête moins dans nos yeux. Il n’est plus graphique et par conséquent particulier, il est textuel et mental, autrement dit accessible à tous.
[…] Oui, mais terminée en apparence, cette oeuvre ne l’est pas en réalité puisqu’il reste à la rendre LISIBLE. Travail qui exige un lecteur.
En vérité, un lecteur aussi excessif dans son rôle que le fut l’auteur dans le sien.
[…] Il s’agit d’un échange primordial :
d’une translation,
d’une transfusion,
bref d’une opération devant laquelle la raison hésite.
[…] Cette lectrice est devenue la pensée du corps déposé : ce corps de papier re-né sans organes dans le corps vivant à lui sacrifié. »
Bernard Noël, « Artaud, corps à jamais imposthume » in Fusées n°5, 2001.
Là aussi, Bernard Noël ne fait que répéter, mais à sa manière, ce que Paule Thévenin a dit, ici et là, de son travail de transcription, loin de toute scientificité et relevant d’une sorte de communication spirite. Ce délire est ainsi commenté par Florence de Mèredieu (qui parle aussi de « transcription médiumnique ») :
« Curieuse légende qui consiste à voir dans les Cahiers d’Artaud un texte qui ne serait lisible que par une seule personne, l’élue, la fille de cœur, la Grande Prêtresse et la Grande Pythie ! Tout cela est confondant de naïveté et de bêtise. On nage en plein obscurantisme. – Que Bernard Noël y trouve matière à poésie, c’est son droit ! Mais qu’il cesse, outre cela, de nous faire prendre des vessies pour des lanternes ! »
Florence de Mèredieu, op. cit, p. 271.
Bernard Noël va jusqu’à parler d’une « attention créatrice » qui est un « art de la lecture » :
« Qu’en est-il de lire ? Surtout si lire exige d’être accompagné par écrire ? Lirécrire n’aspire-t-il pas à vivre dans son mouvement ? Et cela en intensifiant leur confusion… »
Bernard Noël, « L’Action discrète » dans Paule Thévenin, Textes (1962-1993), p. 9.
Florence de Mèredieu commente :
« un concept : le « lirécrire » que l’on peut certes comprendre et défendre de la part d’un lecteur, mais assurément pas d’un « transcripteur ». Le concept, à ce moment-là, devient monstrueux, et ouvre la voie à tous les travestissements, tous les maquillages et toutes les supercheries. »
Florence de Mèredieu, op. cit. p. 590.
Le terme de « lirécrire » est justement utilisé par Sophie Rabau :
« lecture vaut désormais réécriture, écriture même » ; « l’interpolation est une extraordinaire et magique manière de lirécrire les textes »
Sophie Rabau, B. comme Homère, op. cit., p. 41.
Décidément, l’interpolation, son invention et l’artaud-paulation ont bien des points communs !
« Dans les deux [trois] cas, que l’on condamne et retranche ou que l’on insère [ou que l’on triture], on modifie selon ce que l’on croit que le texte doit être. »
Sophie Rabau, L’Art d’assaisonner les textes, op. cit., p. 53.
note : Bernard Noël fut lui-même un transcripteur artaud-paulateur, ou plutôt théveniste, cf. son édition, en 1974, du journal de Jacques Prevel, En compagnie d’Antonin Artaud, où Florence de Mèredieu a remarqué un beau biais de lecture, projetant sur le texte une norme=une légende en faveur de sa grande amie, « la Grande Pythie » (Mèredieu, op. cit., pp. 273-275).