L’édition aspirante

Je connaissais déjà Alpha Publishing (et Beta Publishing, Fastbook, VDM Publishing et quinze autres, toutes marques de la même structure), une soi-disant maison d’édition qui se contente d’aspirer des articles de Wikipedia pour les réunir, de manière automatisée et n’importe comment, en livres vendus ensuite sur Amazon à des prix pouvant approcher 100€. Des dizaines de sites sont construits sommairement pour saturer l’internet avec le catalogue. Selon ce procédé, plus de 10 000 ouvrages peuvent être mis en vente chaque année. Une pratique habituelle est aussi de démarcher les thésards pour avoir de la matière gratuite et déjà mise en page.
Je découvre aujourd’hui Eeeoys, maison d’édition fondée l’année dernière par Emmanuel Tugny, dont je me souviens bien au temps de Léo Scheer. Depuis 2020, environ 70 livres ont paru. Est prévu un rythme de croisière de 60 livres par an. L’essentiel du catalogue, présenté sur le site à la neutralité des plus confondantes, est constitué de rééditions d’œuvres du domaine public, ce que je comprends tout à fait. Un examen plus attentif me laisse entendre que là aussi, d’où mon parallèle, ça aspire.
Ça aspire Gallica, sans doute de manière moins automatisée, mais tout de même… La puce à l’oreille se fait plus insinuante quand je remarque, quinze ans après la nôtre avec Cynthia 3000, la réédition de IL*** de Léo d’Arkaï (1888), difficile à trouver autrement que par Gallica, et quand je vois à paraître Respecte ta main, de Fagus (un auteur auquel je m’intéresse depuis quinze ans également, au point de lui consacrer un site), un très petit livre (une conférence) édité en 1905 pour quelques happy few et aujourd’hui introuvable si ce n’est par Gallica.
Un article du Télégramme (29 juillet 2021) consacré à cette nouvelle maison d’édition malouine précise que les livres sont imprimés à Torrazza Piemonte (Italie), ce qui fait rêver et permet de ne pas dire que c’est fabriqué par Amazon. Effectivement, la commande depuis le site renvoie systématiquement à Amazon, où l’on peut choisir le livre en format Kindle ou papier. Je fais aussi imprimer par Amazon, donc là n’est pas le problème.
Ce qui me chagrine, c’est que de toute évidence, comme me le montrent le site de l’éditeur et les aperçus de l’intérieur des livres sur Amazon, ni l’œuvre ni l’auteur ne sont présentés ; le travail consiste donc seulement à transférer du texte et à l’imprimer à la demande. Je comprends mieux comment il est possible, pour une telle petite structure, de sortir 60 livres par an… Notons qu’il est possible, par Gallica et son partenaire Hachette Livres, de faire imprimer, pour un prix semblable à celui d’Eeeoys, une reproduction des livres numérisés.
Qu’apportent donc ces rééditions ? Sans doute moins qu’une reproduction par les services de Gallica, qui a le mérite d’être fidèle, car considérant les quelques pages d’aperçus de IL*** telles que mises en page par Eeeoys, je peux affirmer que l’œuvre est dénaturée. L’édition de Cynthia 3000 était pourvue d’une belle postface de Gilles Picq et si je la republiais aujourd’hui, ce serait augmentée de nombreuses considérations nouvelles sur le fascinant Pillard d’Arkaï et son œuvre.
Avec les éditions de L’Éthernité, je dois être pour l’instant à un rythme de deux livres par an, peut-être que j’arriverai à quatre. Quand je publie Les Aventures du Poète, je consacre une notice bio-bibliographique à chacun des 44 auteurs. Quand je publie Zibeline, de Victor Snell, je consacre 80 pages de postface au contexte culturel et littéraire et 20 pages à l’auteur. Tout cela prend un temps fou, mais je ne conçois pas autrement l’édition et c’est un plaisir.
Mais bon sang ! 60 livres par an, 120 même en suivant la recette de l’omelette, c’est à ma portée, soyons sans scrupules ! Faisons découvrir à foison et n’importe comment les auteurs oubliés, même si c’est pour les noyer tous dans le même énorme flot ! Cessons l’archéologie, pillons les tombes !

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